La plage

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La Cotinière – Ile d’Oléron – © P. Philbée

Aujourd’hui j’ai quitté mes chaussettes et j’ai marché dans le sable.

Marie m’a dit, écoute Jean, ça fait trois jours que tu viens t’asseoir sur cette dune à regarder au loin. Trois jours que tu attends. Pense à ceux qui restent. Pense à nous qui sommes encore là. Après tant d’années, laisse enfin le temps passer.

Tu es partie par la route, en voiture.
C’était dimanche, jour de marché.
Je n’ai pas fait attention.
Pas plus que les autres fois quand tu revenais avec les provisions.

Je regarde l’océan. Il fait chaud.
Le sable est brûlant au soleil.
J’aime cette sensation de chaleur et de douceur.
Ces grains qui glissent entre mes doigts de pied sablier.
J’ai l’impression d’être comme Toufik.
Les soirs, quand il rentre, il vient se coucher au pied du lit et malaxe la couverture en ronronnant.

Je regarde les bateaux au loin.
Cette promeneuse qui ramasse des coquillages au bord de l’eau.
Le sable me brûle sous les pieds.
Il faut que je les enfouisse.

On s’était rencontrés au club de voile.
Mes parents m’avaient inscrit au stage dériveur.
Je devais avoir quatorze-quinze ans.
Le premier jour, nous avions fait les groupes et nous nous étions retrouvés tous deux équipiers.
Nous n’avions pas choisi.

Tu avais le don de sentir le vent et tu barrais au plus près.
Moi je suivais. Je choquais, je bordais quand tu me le disais de ta voix conquérante.
Nous avancions mieux que les autres.
J’avais peur de tes empannages. Peur de me faire surprendre, de ne pas me placer assez vite de l’autre côté et me prendre encore la voile.
Je me souviens de cet exercice de dessalage.
Je ne voulais pas me mettre à l’eau, je l’avais trouvée trop froide lorsque nous avions mis les bateaux à l’eau. Nous avions fait chavirer le bateau et il s’était retrouvé sur le coté. J’avais marché sur la bôme. Le moniteur criait. La mer remontait le long de mes chevilles. J’avais fini par sauter à l’eau et le bateau sous mon poids s’était complétement retourné. J’étais à l’origine du chapeau.
Il fallait remettre le quat’vingt à flots.
Nous tirions sur la dérive et nous n’y arrivions pas. Il n’y avait pas assez de fond. Le mât devait être planté dans le sable.
Tu ne m’avais pas fait de reproches. Pour toi ce n’était qu’un exercice qui se compliquait avec un coéquipier pas très doué.
Après quelques efforts de plus à s’échiner à faire basculer le bateau nous avions réussi. Le bout du mat émergeait et pointait à nouveau vers le ciel. La voile était maculée par la vase de Boyardville.
Mon trophée avais tu dit en me souriant.
Après avoir nettoyé et plié les voiles, j’étais reparti seul à vélo avec cette petite boule au fond de la gorge, pour être resté gauche. Pour ne pas réussir à aimer ce loisir de bord de mer, synonyme de liberté.

Je ne bouge plus les pieds.
Le sable me brûle la peau.
Je ne vois plus la mer, le soleil me fait fermer les yeux.
Les mouettes percent la monotonie du bruit des vagues par leur cris.

Un jour, toi aussi, tu étais venue à vélo.
On en avait profité pour faire un bout de chemin ensemble après la voile.
J’avais crevé ce jour là.
N’ayant rien pour réparer, nous avions marché jusqu’à chez toi, puis j’avais continué seul.
Je souriais en repensant à ce que tu m’avais dit.
Tu aimais mes bourdes, ma gaucherie et mon regard un peu perdu.
Je souriais, j’étais heureux et j’avais déjà peur de te perdre.

Je regarde la plage et je me demande encore pourquoi tu m’as aimé.
Pourquoi mes défauts étaient-ils des qualités à tes yeux.

Au fil des ans, j’ai vu ton regard changer.
Pas envers moi. Pas de dureté.
Une sorte de tristesse au fond des yeux.

L’étincelle s’est ternie au fur et à mesure de notre vie sans enfant.
Tu en voulais trois-quatre, et moi autant que tu en désirais.
Tu aurais un peu plus protégé celui qui m’aurait ressemblé.
Nous étions déçus d’apprendre que le problème venait de moi et qu’il ne pourrait pas être résolu, puisque c’est de moi que tu désirais des enfants.
Je t’avais pourtant dit que le sang n’a pas d’importance, que nous serions heureux, forcément, même s’ils ne sont pas de moi.
Je t’avais blessée en disant que ce serait sans doute mieux.

Ça fera dix ans demain que tu es partie.

Ta voiture avait été retrouvée à proximité de la jetée.

Tu ne m’as rien dit.
Pas un mot.
Tu ne m’as pas écrit.

Et depuis j’attends.
J’attends ce signe qui me viendra de toi.

Je regarde la plage et je me demande quand tu reviendras enfin, car je sais qu’on ne quitte pas son enfant tant qu’il n’a pas fini de grandir.
Moi, ton unique enfant, que tu as épousé. Comme tu me l’as déclaré quand nous n’étions à peine que des adolescents.

Même si j’ai l’œil usé par le soleil et les embruns, je continuerai chaque jour à t’attendre. Toi qui a tant de fois fait briller la noirceur de mes journées.

Je t’attends pour continuer à te refléter.

 

Paul Philbée – 07/2018

16 Comments

    1. Merci beaucoup Rosine.
      Ces derniers temps j’ai eu un peu de mal à écrire des textes…
      J’ai comblé par des photos, mais ce n’est pas pareil…
      Je suis comme vous.
      J’apprécie plus soumettre un texte qu’une photo, ce n’est pas le même travail (enfin pour moi).
      Merci à vous !
      Paul

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